Théâtre et Arts du récit

Théâtre et arts du récit: âmes sœurs ou frères ennemis?

Par Joëlle Richard, metteuse en scène de La Servante

Le mandat était clair: faire rentrer les arts du récit dans un théâtre professionnel. C’est inhabituel en Suisse, contrairement aux autres pays francophones où les conteuses et conteurs foulent aussi bien les planches que les parquets feutrés des musées et bibliothèques. Pour ce faire, Catherine Gaillard a une idée: collecter des anecdotes auprès de comédien-ne-s, technicien-ne-s et autres professionnel-le-s de la scène romande afin d’offrir des récits de vie qui entrouvrent le rideau sur les coulisses du métier. Restait à franchir le pas. Monter sur un plateau. Appréhender l’espace. C’est là que j’interviens.

Ça tombe bien, je ne connais rien au conte. J’écris et mets en scène pour le théâtre. Mon monde, c’est le crâne de Yorick, les pulsions destructrices d’Hedda Gabler, l’impuissance de Cassandre. Ma langue est musicale, mon imaginaire fourmille de destins contrariés. Or, Catherine est seule face au public, les yeux dans les yeux, sans accessoire ni artifice. Rien sur quoi se reposer. Rien pour apaiser le vertige.

Si les arts du récit veulent prendre leur envol dans cet environnement a priori intimidant, il faut impérativement faire appel aux outils du théâtre. C’est la lumière qui vient ici épauler la conteuse, sculpter l’air, imposer des hauteurs, brosser des tableaux. Soudain, le vide n’est plus vide. On voit apparaître le faîte d’un chapiteau, un lustre magistral, un décor de cinéma. Tout s’esquisse puis s’efface dans un claquement de doigts, ceux de Catherine, qui trouve ainsi un premier appui de jeu.

Mais il faut bouger. L’art du conte est sobre, frontal, il hypnotise par les gestes et regards. Le théâtre est un espace à habiter, il faut s’y mouvoir, le faire exister. Sauf qu’aucun déplacement n’est laissé au hasard dans une mise en scène. Comme dans la vie, chaque pas doit être justifié, nourri dans son impulsion. Catherine n’a le droit à aucun à-peu-près. Tout est calme, l’attention se focalise sur elle, elle zoome et grossit tout, la maladresse et l’imprécision n’ont pas leur place. Il faut agencer les choses dans l’espace. Invoquer, convoquer. Ne pas céder au machinal. Mettre de la chair sur chaque terme, savoir que tout ce qu’on nomme doit se matérialiser devant les yeux de l’artiste pour que le public puisse le voir. Un matin, les poules débarquent, je les perçois depuis mon poste d’observatrice. Le soir suivant, c’est le frémissement d’un projecteur qui s’invite. Jour après jour, le plateau se remplit d’une multitude de présences qui ne nous quittent plus, comme une carte invisible où chaque lieu, chaque protagoniste du récit a sa place attitrée. Catherine regarde à jardin et nous savons tous qui s’y trouve. Elle peut s’adresser à cette silhouette de brume comme elle le ferait avec un-e partenaire. C’est une des magies de la scène quand on sait être dans l’ici et le maintenant: des fantômes sont là pour aider.

D’un commun accord, nous avons choisi de rester dans une sorte de simplicité: il ne faut pas dénaturer la discipline avec trop d’effets de manche. Rien ne compte davantage que la préservation d’un rapport intime, intimiste avec le public. Au fil du travail, Catherine avance avec une prudence funambulesque sur la frontière ténue qui sépare les arts du récit du théâtre. Petit à petit, je constate que les différences pratiques avec mon métier s’estompent: au fond, il me suffit de penser sa traversée en solitaire comme un monologue shakespearien qui flirterait avec la porosité du quatrième mur et dont la voix narrative resterait hétérodiégétique* – même si, parfois, le corps de la conteuse se glisse furtivement dans le costume des protagonistes pour les incarner un instant sur scène. Sans être comédienne, Catherine sait faire émerger ses personnages pour les replonger aussitôt dans la glaise de nos imaginaires collectifs.

J’avais tort. Nous connaissons tout des contes. Ils sont là, partout, depuis la nuit des temps. Ils nous forgent et dorment au creux des classiques. David Mamet parle du théâtre comme d’un héritage, celui du temps où les femmes et les hommes des cavernes se réunissaient le soir, au coin du feu, pour se tenir chaud et expérimenter une catharsis collective. Les arts du récit sont pareils. Notre ancêtre. Le grand savoir de notre civilisation humaine pour qui cultiver le lien fait partie des valeurs essentielles indispensables à la survie de l’espèce. En ces temps de pandémie aliénante, il est bon de se le rappeler.

* Se dit d’une narratrice ou d’un narrateur détaché-e de l’histoire racontée et qui garde une position extérieure à l’intrigue